La trajectoire brisée de Gonzalo Rodriguez

Pour moi, c’était la fin d’une époque. Les années fac prenaient fin. J’étais devenu un habitué des sessions de rattrapage du mois de septembre et j’étais revenu à Strasbourg pour passer mon dernier oral de maîtrise. J’avais déjà rendu ma chambre d’étudiant et j’avais trouvé refuge pour l’occasion chez mon ami Winnie.

Mon oral était prévu en fin de matinée. Je m’étais levé tôt, histoire d’avoir un peu de temps pour relire les photocopies du cours sur lequel je serai interrogé. Avant de partir, j’étais allé acheter l’Equipe au kiosque au coin de la rue. Nous étions lundi matin, et Winnie n’avait pas Internet. Il me fallait donc les résultats des courses du week-end. On est intoxiqué ou on ne l’est pas…

Pressé de voir les dernières nouvelles, je m’étais empressé d’ouvrir le journal, en commençant directement par les dernières pages. Et mes yeux avaient directement été attirés par un titre qui m’avait littéralement glacé sur place.

« La trajectoire brisée de Gonzalo Rodriguez »…

Dix ans après, je me rappelle toujours du frisson qui m’avait parcouru en lisant ces mots. Et aujourd’hui encore, je peux quasiment réciter par coeur l’article qui suivait.

Le titre ne laissait bien sûr aucun espoir. Gonzalo Rodriguez s’était tué le samedi précédent quand sa Lola-Mercedes avait tiré tout droit dans le célèbre virage de Corkscrew, sur le circuit de Laguna Seca.

Des années plus tard, je suis tombé sur les images de l’accident. La monoplace blanche et rouge avait tiré droit et rebondi par dessus le mur de pneus, retombant à l’envers dans le petit fossé en contrebas. Ce n’était pas tant le choc qui était terrifiant, mais plus l’impression que donnait la monoplace, comme s’il s’était agi d’une majorette jetée en l’air par un enfant. Le pauvre Gonchi n’avait aucune chance.

Gonzalo Rodriguez était à l’époque l’un de mes pilotes préférés. Il disputait à Laguna Seca la deuxième course de sa carrière en championnat CART. Comme à Detroit quelques semaines plus tôt, il était engagé par le Team Penske. En marquant un point à Detroit et en devançant son prestigieux coéquipier Al Unser, Jr., il avait laissé une bonne impression à l’équipe et il comptait bien poursuivre sur cette lancée à Laguna Seca, au moment où se discutaient les contrats pour l’année suivante.

Pour en arriver là, Gonzalo n’avait pas eu un parcours facile. L’Uruguay, un tout petit pays sur la côte Est de l’Amérique du Sud, coincé entre l’Argentine et le Brésil, n’a pas produit beaucoup de pilotes de classe internationale. Seuls quatre pilotes uruguayens ont accédé à la F1 : Azdrubal Fontes, Eitel Cantoni, Oscar Mario Gonzalez et Alberto Uria. Mais aucun n’y a obtenu de résultat significatif.

Pour autant, le sport automobile existe en Uruguay, avec notamment des championnats nationaux de karting, de Formule Renault et de Tourisme. C’est dans ces séries que Gonzalo, fils d’un pilote local, avait gagné ses premiers galons. En 1992, il décidait de tenter l’aventure européenne, d’abord en Espagne puis en Grande Bretagne. Le parcours classique : Formule Ford, Formule Renault, F3 puis F2 britannique.

En 1997, il débute en F3000 au sein du Team Redman & Bright. Une première saison délicate, avant de changer d’équipe pour 1998. Il signe alors avec le Team Astromega et les bons résultats arrivent rapidement. Gonzalo termine le championnat à la troisième place derrière Juan Montoya et Nick Heidfeld, remportant deux victoires à Spa et au Nurburgring. Il termine également second à Monaco.

Il se fait également remarquer pour son style généreux sur la piste. En fin de saison, la FIA lui remet une casquette en souvenir de ses fréquentes visites chez les commissaires de course !

En 1999, il est le principal adversaire de Nick Heidfeld au championnat. Le jeune allemand bénéficie d’un gros soutien de Mercedes, qui est allé jusqu’à créer sa propre structure pour faire rouler le jeune allemand dans les meilleures conditions. Heidfeld domine le championnat et seul Gonzalo est en mesure de suivre le rythme.

Au mois de mai, il remporte ce qui restera sa victoire la plus médiatique, dans les rues de Monaco en préambule du Grand Prix de F1. Il termine second à Barcelone et à Spa. Manifestement, les circuits mythiques lui réussissent !

Les bons résultats attirent l’attention sur le jeune pilote et au mois d’août il reçoit un appel du Team Penske qui l’invite à courir à Detroit.

Je me suis toujours demandé quelle aurait été la carrière de Gonzalo sans son décès prématuré. Aurait-il signé chez Penske ? Chez Newman Haas comme l’annonçait une rumeur ? Aurait-il eu la chance de prendre place dans le baquet d’une F1 ?

Dans les semaines qui avaient suivi, Le Team Williams F1 avait décidé de se séparer d’Alex Zanardi. Pour lui trouver un remplaçant, Williams avait été obligé d’aller prospecter du côté de la F3, offrant une chance unique au très jeune Jenson Button.

Si le podium F3000 n’avait pas été décimé par les accidents de Rodriguez et de Jason Watt (paralysé suite à un accident de moto), peut-être que l’un des ces deux pilotes auraient eu leur chance de prouver leur valeur, au moins lors d’une séance d’essai. Et qui peut dire ce qu’il se serait passé alors ?

Mais de telles spéculations ont peu d’intérêt. Gonzalo Rodriguez nous a quitté le 11 septembre 1999, à l’orée d’une carrière prometteuse. Il avait 27 ans. Le sport automobile a perdu non seulement un pilote de talent, mais également un homme attachant, chaleureux et bon-vivant. Une personnalité atypique au milieu de ces fades robots qui avaient déjà commencé à envahir les paddocks…

Aujourd’hui, dix ans après sa mort, je vais boire une bière en l’honneur de Gonchi.